mercredi 26 octobre 2011

La diaspora tunisienne lève la voix

Les Tunisiens de France se sont déplacés en masse pour l'élection de l'Assemblée constituante. Mais comment ont-ils fait pour s'y retrouver parmi les dizaines de partis en lice?
A Paris, les Tunisiens ont le doigt tout bleu! Ils sont très nombreux à avoir trempé leur index dans de l'encre en guise de preuve de leur vote, lors du dernier jour du scrutin de la diaspora tunisienne en France. Un scrutin qui doit permettre de désigner une Assemblée constituante. il s'agit de la première élection depuis la chute de Ben Ali. La première élection tout court pour certains, très jeunes, ou d’autres qui n’ont jamais participé à la « mascarade » que représentaient pour eux les élections sous l'ancien régime.
Le taux de participation de la diaspora est de 40%, selonl’Instance supérieure pour les élections (Isie) de Tunisie. Un taux « très élevé comparativement au vote de la diaspora qui se situe généralement autour de 10% », a déclaré Kamel Jendoubi, président de l’Isie.
Au Consulat général de Tunisie, c’est l’effervescence. Dans la file d’attente qui ne désemplit pas, les quelques centaines d’électeurs présents restent enthousiastes, malgré le froid glacial qui fouette leur visage. Toutes les générations sont représentées. Chacun donne volontiers son avis. Seule une dame assez âgée qui discute avec ses amies semble quelque peu réticente à l’idée de dire ce qu’elle pense ouvertement. Elle ne veut pas donner son prénom, non plus. Elle craint pour sa réputation: « J’ai encore de la famille en Tunisie, je ne veux pas de problème », bredouille-t-elle. Des vieux réflexes, probablement.
Les Tunisiens, venus par centaines, au Consulat général de Tunisie. Paris, 22 octobre. © Fanny Roux

Le « tout sauf Ennahdha »

Elle est un peu perdue: « Je ne connais personne », avoue-t-elle, en parlant des partis en lice. Voir clair dans un scrutin qui enregistre 117 partis en tout relève du défi. Ici, dans la première circonscription de France, les Tunisiens ont un peu moins le choix. Mais ils doivent tout de même cocher une case parmi les 49 listes proposées. Comment ont-ils fait pour s’y retrouver? Quels critères ont guidé leur choix?
« Je pense que l’on veut tous la même chose, une vraie démocratie », explique Hafed, agent de sécurité à la RATP.
Sur ce point, après 23 ans de dictature, tous les partis sont d’accord. En écoutant ces citoyens, on se rend compte que le débat politique se cristallise sur deux grandes questions qui déterminent leur choix. La première, c’est la place du parti islamiste Ennahdha, qui a le vent en poupe, si l’on en croit les sondages. Pour Mohammed, la quarantaine, l’important, c’est le « respect » de sa religion. Il votera donc pour « un parti politique qui va ancrer l'islam en tant que religion officielle de la République tunisienne ». Alors qu'Hafed a choisi un parti qui prône « la liberté du culte, comme la liberté de ne pas pratiquer », en opposition à Ennahda, qui veut instaurer un islam politique en Tunisie. Selon Marouan, le parti islamiste a réussi a transformé le débat politique en débat religieux, pour ou contre l’islam: 
« Ils ont réussi à tout réduire à la question simpliste "est-on musulman ou pas?" Pour lui, c'est une supercherie, car les sujets socio-économiques ont été mis sur la touche.
Comme Marouan, beaucoup de gens ont cherché à voter pour le parti qui pourrait battre Ennahdha. Beaucoup mettent leur espoir dans la coalition progressiste, «le Pôle démocratique moderniste» (PDM). Toute la famille Sdiri a fait le choix pragmatique du «tout sauf Ennahda». L’une des deux filles, Nadia, explique sa démarche:
«J'ai demandé à mes amis sur place de prendre la température. Je leur ai posé une question simple: quel parti est assez fort pour battre Ennahdha? C'est mon premier critère de sélection, parce que moi je ne veux pas d'une Tunisie islamiste. Pays musulman, je suis d'accord. Mais je suis pour la liberté de culte, et je ne veux pas que la femme soit réduite à rester au foyer, même si elle touche un salaire.»
Ses parents et sa sœur acquiescent. Ils sont venu voter pour la première fois, tous ensemble, avec le même espoir.
Cette élection est déjà une fête démocratique pour la famille Sdiri, 22 octobre, Paris. © Fanny Roux

Rupture ou continuité

La nouveauté ou non des formations politiques apparaît comme une seconde ligne de clivage important entre les partis. Ali est jeune, il fait plus confiance aux partis nés de la révolution, pour rompre avec l’ancien système:
«Pour choisir un parti, je me suis dit: est-ce qu'il était là avant, pendant l'ancien régime? Je ne peux pas voter pour quelqu'un qui a travaillé avec Ben Ali, il n'en est pas question. Je choisis plutôt les technocrates qui peuvent aider le pays intellectuellement, et avec leur expérience économique et sociale
Pour Nadia. A, il faudra du temps pour que le système tombe totalement. En attendant, la jeune femme pense que l’on a besoin de formations politiques solides:
«Je recherche un parti constitué de personnes qui ont de l'expérience en politique. Il y a énormément de partis qui ont vu le jour, mais sans formation derrière. Ils ne sont pas viables et n’ont pas assez de recul pour pouvoir proposer aux Tunisiens une constitution.»
Beaucoup font ce choix de la continuité en se référant aux partis qu’ils connaissaient déjà. En tant qu’opposant réprimé de l’ère Ben Ali, Ennahdha a pu ainsi servir de repère. Pour Mohammed, c’est de cette façon que les gens s’y retrouvent parmi tous les candidats:
«Une opposition existe, même si elle n'était pas trop présente sous Ben Ali, parce que les partis étaient poussés à l'exil. On les connaît tous, leurs opinions et leurs courants politiques. Aujourd’hui, les Tunisiens savent à qui donner leur voix.»

Une jeune génération informée

Face une génération qui se réfère à des partis qu’elle connait déjà, se développe une jeunesse qui s’informe, échange et communique. Ali brasse des informations sur Internet. Il s'est rendu à des conférences de plusieurs partis pour connaître leur programme économique et social, et leurs solutions contre le chômage:
«On parle entre nous aussi. On se dit: que va faire tel ou tel parti? Comment vas-tu choisir? On ne peut pas tous les connaître. Mais il y en a huit ou dix qui sont plus connus que les autres», explique-t-il très enthousiaste.
Cette jeunesse s’engage, même si elle est à quelques milliers de kilomètres de Tunis. Nadia A. fait partie de l'association Uni'T, Union pour les Tunisiens, qui a participé à l'effort d'information, en interrogeant les dirigeants des principaux partis afin d’en faire des vidéos d'une minute postées sur Internet. Le badge autour du cou, elle veille au bon déroulement du scrutin en guidant les gens vers le bon bureau de vote. Elle se réjouit de l’implication des jeunes:
«beaucoup de jeunes bénévoles se sont mobilisés pour venir aider ce matin. Cela montre déjà un changement.»
Et pas un d’entre eux n’omet de citer l’importance des réseaux sociaux, dans la quête, mais aussi dans le partage de l’information.
«J’ai beaucoup utilisé Twitter et Facebook. Je regardais des vidéos de gens sur place sur Youtube, pour voir leurs revendications», affirme Leila Sdiri.
Ali explique qu’il a été mis au courant des conférences et meeting à Paris, grâce aux invitations Facebook lancées par les différents partis.

Tous ne sont pas optimistes quant à l’issue du scrutin. Mais tous sont fiers et heureux de pouvoir s’exprimer librement et ont apparemment réussi à faire un choix. Ces Tunisiens de France donnent l’image d’une génération dynamique qui se saisit de son droit de vote parce qu’elle croit à nouveau en la possibilité d’une démocratie. La plupart d’entre eux n’ont pas fait la révolution sur place, ce que leurs compatriotes peuvent parfois leur reprocher. Mais nombreux sont ceux qui, à l’image de ce jeune artiste qui a recueilli sur des toiles les dédicaces des électeurs de Paris à ceux de Tunisie, leur envoient de chaleureux messages d’espoir.
Fanny Roux

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